I
Lénine est mort…
Les funérailles de Lénine furent très solennelles.
Lénine fut proclamé le plus grand homme de l’histore humaine.
(Les câblogrammes)
Il faut supposer que cette fois-ci il est mort réellement et définitivement. Il faut supposer aussi qu'il est mort avec son sourire sardonique aux lèvres et en clignant malicieusement ses yeux mongîls. Parbleu, c'est une véritable trouvaille cette mort naturelle qui le sauva à jamais de la vulgaire corde!
Complètement inconnu avant la Guerre non seulement de toute l’Europe de l’Ouest, mais même de la grande masse des Russes, il devient (1917) en quelques jours d’une notoriété et d’une puissance mondiale.
Pour quelle raison? Par quel moyen?
Grâce à quelles circonstances? /27/
De quelle façon et pourquoi cet homme représentant les idées les plus avancées, les plus destructives en même temps, a-t-il réussi à s’établir dans un pays plutôt rétrograde et arriéré, à l’évolution tardive et lente, avec cette force jusqu’à présent irrésistible?
Comment expliquer ce fait extraordinaire que Babeuf, la Commune et autres Kienthaliens français, que Karl Libkhecht, Rosa Luxembourg et autres Bela-Kuns internationaux aient subi dans tous les pays européens, plus civilisés et plus avancés que la vieille Russie tzariste, un échec sur toute la ligne, tandis que ce Lénine accomplit dans un pays qu’il avait quitté 20 ans avant, un coup d’Etat avec une "facilité" vertigineuse!
Quelle est la valeur de cet homme?
Son caractère? Son tempérament? Sa mentalité? Ses idées? Ses moyens? Sa force, enfin, en quoi consistait-elle?
S'il est vraiment mort, sa carrière personnelle active est terminée et nous pouvons faire subir à cette carrière un examen détaillé pour en tirer quelques conclusions générales.
Quelles sont aussi la mentalité traditionnelle, le caractère, le tempérament de ce peuple russe qui expose depuis des années aux expériences de Lénine et des Léninistes son corps robuste et son “arme large” sans pouvoir ou vouloir les écraser?
Où sont les monarchistes? Les Cadets? Les autres socialistes? Nous ne connaissons les noms que de quelques vaillants Généraux qui ont essayé de lutter désespérément mais le reste?
De quelle façon aussi Lénine a-t-il réussi à résister à la soi-disante coalition des Alliés avec les forces russes contre-révolutionnaires?
Nous nous imposons une tâche lourde et difficile. Les matériaux nécessaires nous manquent, mais un peu de lumière que nous saurons jeter sur certains événements et certaines époques contribuera peut être en France à provoquer une compréhension plus exacte de ce mystérieux et malheureux peuple russe qui fut si longtemps l’ami et l’allié de la France. Le vrai allié du peuple français.
***
Nous commencerons par dessiner le portrait physique et quelques traits biographiques de Lénine, cet homme politique si éminemment russe. /28/
D’une taille légèrement au-dessous de la moyenne, large d’épaules, court de cou et de jambes, muni d’une tête franchement mongole avec des pommettes saillantes, des yeux étroits, allongés et légèrement en biais, un crâne énorme, bosselé et aux trois quarts chauve, d’un teint jaunâtre réhaussé de taches de rousseur, blond donnant dans le roux, — N. Lénine (de son vrai nom Wladimir Oulianow) produisait l’impression d’un homme quelconque, insignifiant, laid et antipathique.
On rencontre beaucoup de visages semblables dans la région de la Volga et de l’Oural. C’est le type caractéristique du mélange des races russe et mongole.
Né à Simbirsk en 1870 d’un père qui avait obtenu dans l’Enseignement une certaine situation — il était Directeur des Ecoles populaires, avait le grade de Conseiller d’Etat, et se trouvait par conséquent anobli — il était de basse origine et d’une souche certainement tatare ou kalmouke (le mot ouley (ruche) d’où le nom Oulianow — est d’origine mongolå).
Il faut chercher les raisons de l'obstination, de la ténacité, de l’entêtement, de la ruse, de la fourberie, de l’inexorabilité et de la dureté du caractère de Lénine dans ses origines mongoles aussi.
Lå petit Wladimir était encore au lycée lorsque son frère aîné Alexandre organisa l’attentat contre le tzar Alexandre III six ans après le stupide assasinat du tzar Alexandre II. La petite bande (5 hommes intellectuels dévoyés qui rêvaient, au milieu de 140 millions d’habitants politiquement inertes, de renverser à coups de bombes la plus puissante autocratie d’Europe et dont le fol héroïsme a servi si longtemps de nourriture spirituelle et morale à la pauvre jeunesse russe) fut arrêtée par la police prévenue. Les cinq hommes avec leur chef, Alexandre Oulianow, furent pendus. Cet épisode a dû impressionner très fortement l’esprit du jeune Wladimir.
Le directeur du lycée de Simbirsk où Wladimir Oulianow faisait ses études était le père du futur Ministre de la Palabre Kerensky; il nota son jeune élève de la façon suivante:
"Elève ðlein de talent, d'ardeur au travail et de ponctualité, toujours premier. Sa conduite à l'intérieur comme à l'extérieur n’a jamais donné lieu à la moindre observation. Il a été élevé par sa mère depuis 1886, année de la mort de son père. Caractère très ferme et peu communicatif".
Les fils spirituels de ces héros oublient maintenant, après la manière révolutionnaire de Lénine, leur origine "bombiste", leurs écrits et leurs actes terroristes d’avant la Guerre; ils ne veulent plus la révolution, ils se proclament contre-révolutionnaires. Evidemment. Expulsés de Russie par Lénine à coups de baïonnettes, de mitrailleuses et de revolvers, ils continuent à ruminer /29/ leurs anciens ðãogrammes extrémistes, à discuter et à pérorer… à l'étranger sans faire grande attention à leur "réalisateur" Kerensky!
C'était ainsi l'époque où les anciennes idées des populistes russes ont commencé à fatiguer la jeunesse intellectuelle. La Russie est un pays merveilleux par excellence et purement agraire. La Russie n’a pas besoin du capitalisme de type européen: elle ne l'aura et ne le connaîtra jamais; elle n’aura pas non plus de classe ouvrière dont elle n’a également pas besoin; le paysan russe a reçu de son célèbre "Mir" — qui contient en germe les bases du communisme et grâce à la —"bourgeoisie", en plein socialisme. Il faut seulement lui expliquer à ce paysan miraculeux qu’il est porteur “latent” et inconscient des idées diverses du socialisme et qu’il a la mission de régénérer la Russie et l’Europe Occidentale matérialiste. La jeunesse intellectuelle russe émerveillée de ces découvertes "spirituelles" des grands écrivains russes de l’époque, toujours à la recherche, d’une part, des idées neuves, avancées et secondes et, d’autre part, d’un champ d’application libre pour son activité, se jeta avec ardeur dans la réalisation de ces théories. Elle entreprit la fameuse pénétration des milieux populaires “pour instruire le peuple de la vertu quasi divine de sa situation et de sa mission. “Le paysan russe, patient au début, commence bientôt à casser les reins "de ses instructeurs" et à les livrer au commissaire de police. Ayant rencontré un fort obstacle dans l'organisation administrative du pays, nos "informateurs" délaisseront leur propagande instructive et se retourneront vers le gouvernement. Ils ont remplacé leurs projets théoriques et spéculatifs par la pratique, par la bombe. L’assassinat individuel naquit en Russie parmi les gens qui crient et lèvent les bras actuellement contre les bolcheviks.
Devant cette faillite de la théorie du saut direct dans le communisme et l’épuisement naturel des bombistes, la jeunesse intellectuelle — en particulier les étudiants parmi lesquels se trouvait Wladimir Oulianow — a songé à chercher d’autres bases sociologiques — en même temps et en dépit de toutes ces théories sur l’impossibilité et l’inutilité du capitalisme — pour la merveilleuse Russie. Le pays se développait lentement et progressivement vers le capitalisme, comme n’importe quel autre pays d’Europe. Quelques-uns des socialistes russes ont pris contact avec les idées de Karl Marx, en particulier le plus brillant publiciste et polémiste russe, Georges Plekhanov qui a eu par ses nombreux écrits une influence décisive sur toutes les générations de l’intelligentsia depuis 1888 et jusqu’à la guerre de 1914. Gentilhomme d’une bonne souche, profondément érudit, également versé dans toutes les questions philosophiques, sociologiques, économiques, [cathetiques] et politiques de notre époque, écrivain de grand style, élégant et moderne, — Plekhanov a exposé devant l'esprit combattif du jeune Wladimir Oulianow les théories de Karl Marx et de Friederick Engels. /30/
C’est ce même Plekhanov qui transforma sur la soi-disante base "scientifique" du marxisme la jeunesse russe, qui vécut pendant 30 ans à l’étranger comme émigré, ce même Plekhanov proclama en août 1914 la nécessité pour tous les Russes sans distinction de parti de se ranger autour du drapeau national pour défendre la mère-patrie et d’oublier la lutte révolutionnaire. Et le même Lénine, oubliant ce qu'il devait personnellement comme élève intellectuel à Plekhanov, répudia ce dernier comme "bourgeois", renégat et traître. Plus tard arrivé à la tête de la dictature du prolétariat, Lénine laissera mourir Plekhanov dans la misère et dans l’épuisement complet à Petrograd, avec un sang-froid et une tranquillité d’âme impitoyables comme il fera assassiner les deux tiers des meilleures familles de Russie. /31/
II
C’étaient l’économie politique marxiste et le matérialisme historique qui ont permis de décéler l’évolution capitaliste normale de la Russie et de rejeter les vieilles illusions sur le développement particulier et miraculeux de ce pays.
Le jeune Oulianow exclu de l’Université de Kazan pour agissements révolutionnaires et imbu des illusions populistes passe à la faculté de droit de Pétersbourg. Il y prit connaissance des écrits de Plekhanow, de Marx, d’Engels et de Feuerbach. Ces écrits bouleversent radicalement ses petites idées à lui. Il crée à Pétersbourg les premiers groupements, ouvriers, il prend part à la formation de l’"Union de lutte pour la délivrance de la classe ouvrière", il écrit les premières feuilles volantes dans lesquelles il exprime les exigences économiques des ouvriers de la capitale.
Licencié en droit, il abandonne la carrière d’avocat et il entre comme fonctionnaire dans le Service de statistique d’un Zemstvo provincial. C’est là qu’il écrit les "Etudes économiques" peut-être l’unique ouvrage sérieux scientifique et bien écrit qu’on ait de lui — qui ont définitivement écrasé la fameuse théorie de l’évolution de la Russie sans la phase de capitalisme. La "Conception moniste de l’histoire" de G. Plekhanow, les "Etudes Economiques" de Lénine et les "Remarques critiques sur la question du développement économique de la Russie" de P.B. Struve sont les trois livres qui ont marqué le début de l’ère marxiste dans les cerveaux de la jeunesse intellectuelle et de ñertaines couches d’ouvriers russes.
Le Gouvernement Russe considéra assez longtemps avec indifférence et même aussi bienveillance les écrits des marxistes russes dans la presse légale[1] voyant une réaction saine contre les idées du "populiste" dégénérant rapidement en dangereux terroristes. /32/
Il s’était même formé dans la presse et dans les différents milieux des intellectuels russes un mouvement de "marxisme légal". C’étaient les théories économiques de K. Marx avec toutes leurs conséquences sociales adaptées au régime politique de la Russie. Toutes les conclusions idéologiques révolutionnaires, ou politiques ont été condamnées et bannies du programme du marxisme légal. C’était l’époque du "marxisme économique" en théorie et en pratique. L’intellectuel russe ne voulait plus de ces idées des "populistes" russes aussi puériles qu’imaginaires, ne correspondant pas à la réalité et qui faisaient espérer sans raison ni motif un saut miraculeux dans le communisme ; il ne voulait non plus de la pratique terroriste qui était la conception de quelques désespérés. Les idées marxistes lui ont apporté la certitude et la satisfaction morale que la Russie se rangeait ainsi peu à peu à côté des autres pays européens. Les théories d’Edouard Bernstein qui était lui-même élève et ami de K. Marx, que tous les pays d’Europe devaient évoluer progressivement vers le socialisme en partant de la seule base d’amélioration méthodique de la situation économique de la classe ouvrière, que la fameuse "lutte des classes" devait être atténuée et non exaltée, que les socialistes au lieu de combattre les Gouvernements actuels devaient convaincre les ouvriers de mieux travailler. Les théories et la pratique de Jean Jaurès en particulier qui combattait celles de Jules Guesde en France, ont beaucoup contribué à la propagation en Russie des idées et des méthodes du marxisme économique ou légal qui condamnait toute action politique révolutionnaire.
La bienveillance silencieuse du Gouvernement Russe donnait à l’intelligentsia russe des espérances illimitées.
C’était le moment où les marxistes à tempérament révolutionnaire comprirent le grand danger qui menaçait les traditions et l’avenir révolutionnaire russe.
Les anciens (G. Plekhanow, Axelrod et Véra Zassoulitch) à l’étranger et les jeunes en Russie (Lénine, Martow et Potressov) sont tombés d’accord pour rétablir dans le milieu intellectuel et parmi les ouvriers avancés de Russie les théories de K. Marx dans toute leur valeur idéologique purement révolutionnaire, pour leur rendre toute leur force combattive et intransigeante qui a été si mal interprétée par E. Bernstein en Allemagne, par Jaurès en France, par P. B. Struve en Russie ; rétablir le prestige du principe de la "lutte des classes" sans merci ni pitié, organiser la classe ouvrière en une vaste formation combattante, la dégager de toute influence extérieure provenant de la "bourgeoisie" réactionnaire ou capitaliste : Gouvernement, Clergé, industriels, professeurs, le parti des Cadets (parti constitutionnel-démocrate), les populistes, les autres partis socialistes, et en premier lieu les marxistes légaux ou économistes ; rendre cette organisation ouvrière indépendante, autonome, forte et suffisamment souple pour /33/ supporter n’importe quel coup ; la munir d’un programme marxiste, socialiste, révolutionnaire autour duquel tous les éléments révolutionnaires appartenant à la jeunesse, aux professions libérales, ou aux différentes couches ethniques de la population russe pourraient s’organiser et former un bloc solide.
En un mot, créer un parti ouvrier social-démocrate de Russie qui aurait comme premier but à poursuivre : le renversement du régime tsariste qui entrave le développement capitaliste de la Russie et son remplacement par un régime républicain en employant des moyens de lutte révolutionnaires c’est-à-dire collectifs sur une grande échelle ; et comme but suprême l’établissement de "la dictature du prolétariat", l’anéantissement de tout "régime bourgeois", son remplacement par le communisme, enfin l’entraînement de toute l’Europe dans ce mouvement révolutionnaire et communiste.
Ce plan directeur de la révolution russe de longue haleine naquit dans le cerveau de Lénine en 1900 déjà. C’est une grande erreur de croire que Lénine inventa en 1917, au moment de son avènement, tous les projets qu’il essaya ensuite de réaliser aux dépens du pauvre peuple russe pendant les six dernières années de sa vie. Ce fut aussi l’une des plus grandes erreurs des anciens dirigeants de la Russie de pas avoir voulu prêter suffisamment l’oreille aux nombreux avertissements de quelques personnes qui voyaient un peu plus loin que le bout de leur nez. Le nihiliste avec sa boîte à sardines remplie de dynamite leur paraissait, par tradition, infiniment plus dangereux que la révolution de ce bon peuple russe. Kerensky l’avait pressenti. Le salut seul du peuple prime tous les programmes et les principes et il n’y a que les actes qui comptent en politique.
Seul Lénine a bien compris la valeur des actes politiques. Subtile, souple et rusé avec les éléments indécis et hésitants, intransigeant avec ses adversaires, impitoyable avec ses ennemis, insignifiant comme écrivain, ignorant tout sauf les questions économiques et politiques, polémiste d’une vigueur formidable, d’un ascendant extraordinaire sur son entourage, d’une clairvoyance remarquable dans les situations politiques les plus difficiles et compliquées, démagogue d’un type que l’Histoire humaine n’a jamais connu, ne s’arrêtant devant aucun moyen capable seulement de faciliter son succès, sachant trouver d’un jour à l’autre le mot de ralliement après n’importe quelle défaite, s’entourant de n’importe quels éléments s’il n’avait rien de mieux, rempli d’enthousiasme, révolutionnaire inoui, audacieux, tenace, violent, reniant aujourd’hui tous ses actes et ses amis d’hier, mais marchant toujours à grands pas en avant dans les plans, projets et réalisations — tel était Lénine en 1917-1923, tel il avait été en 1900 lorsque pour la première fois il arriva de Russie à l’étranger pour s’y établir définitivement. /34/
Dès son arrivée, il fonda le célèbre groupe des Six (Plekhanow, Axelrod, Véra Zassoulitch, Lénine, Martow et Potressow), le groupe d’"Iskra" (Etincelle). Ce groupe avait un journal qui portait le même nom Iskra et qui paraissait 2, 3 ou 4 fois par mois, — c’était là l’organe de combat –. En plus il créa une grande revue l’"Aube" qui devait être l’organe "scientifique" du marxisme révolutionnaire. Les membres de ce groupe, sauf Lénine, étaient de brillants écrivains, très érudits, sincères, droits qui cependant n’avaient pas l’envergure de Lénine dans les questions d’organisation, de connaissance de la mentalité de la masse russe, l’influence de la propagande révolutionnaire, etc. Tous les projets d’avenir, même le programme, les mots d’ordre, le genre de lutte ont été prévus et élaborés par Lénine seul. C’était lui qui était le vrai et le grand animateur du groupe "Iskra" qui a joué dans l’histoire du mouvement révolutionnaire en Russie un rôle si important. Se méfiant de ses collaborateurs et camarades qui le dépassaient infiniment en matière de pensée, d’érudition et de littérature, Lénine forma dès le début un Etat dans l’Etat. Il avait une organisation particulière à lui grâce à laquelle il était toujours beaucoup plus lié avec les différents éléments révolutionnaires de Russie que ses cinq camarades.
Ecrivain très médiocre mais pamphlétaire et polémiste d’une force singulière, propagandiste et lutteur politique infatigable, Lénine écrivait beaucoup. Chacun de ses articles, chaque phrase, chaque mot avaient un but pratique et portaient bien. Il était le seul écrivain révolutionnaire russe dont le mot écrit poussait à l’acte, à la réalisation en dépit souvent de l’audace de ses idées et de ses projets. En Russie, ce fait était rare, surtout une telle réunion, dans la même personne, d’une énergie farouche, avec une activité politique précise et claire.
L’histoire de Russie ne connaît que quelques-uns de ces grands réalisateurs: Ivan III, Ivan le Terrible, Boris Godounow, Pierre le Grand, Catherine II et ... Lénine. La constatation est triste, mais elle est vraie. La mentalité générale des intellectuels russes, leur penchant à toujours analyser, à discuter, à couper un cheveu en 4, leur horreur des responsabilités, leur indécision vitale, leur impuissance à synthétiser et à réaliser, — fut incarnée en littérature par Tourguéniew dans le type classique de « Roudine » et dans la vie de l’infatigable palabreur Kerensky. Lénine était et reste une exception. Réalisateur par excellence, bien que négatif, entraîneur d’hommes extraordinaire, démagogue imprudent, sans scrupule mais radical dans le choix de ses moyens, il s’imposa à des millions de Russes ahuris de tant d’audace, d’activité et de férocité politiques.
Nous retracerons dans le chapitre suivant les différentes étapes de l’évolution des idées politiques que Lénine depuis la création du groupe d’Iskra jusqu’à l’époque de son avènement en Russie en qualité de Chef d’Etat. Sa vie et ses idées se confondent à partir de cette époque-là /35/ avec tout le mouvement révolutionnaire russe. Ce sont ses idées, son programme, sa tactique, sa mentalité, ses mots d’ordre, ses projets qui dominent avec de rares intervalles le mouvement révolutionnaire russe pendant ces derniers 23 ans.
Disons seulement qu’il n’est revenu en Russie avant 1917 qu’une seule fois en 1905 pendant la première révolution (immédiatement après la Guerre russo-japonaise) qui l’a surpris et au cours de laquelle son rôle fut très effacé. Il y a cependant beaucoup et bien vu. Revenu à l’étranger, il a redoublé d’activité.
Disons aussi pour souligner les traits machiavéliques de la physionomie de ce grand réalisateur politique que ce fut lui, seul révolutionnaire russe, qui pendant la Guerre Russo-Japonaise envoyait aux Japonais des centaines de milliers de tracts séditieux à distribuer parmi les prisonniers de Guerre et au front pour démoraliser l’Armée Russe... /36/
III
Avec le commencement du XXè siècle débute la vraie vie et l’action politique de V. Lénine. Nous n’avons pas de renseignements sur son enfance (1870-1880) bien que sa biographie ait été écrite avec un zèle, un dévouement et une obséquiosité dignes d’un vrai Sancho Pança par son fameux collaborateur Zinoview, gouverneur et Torquemada de Pétrograde, aussi ignorant et intelligent qu’il est brutal et sanguinaire.
Il faut supposer que l’enfance de Lénine s’est déroulée dans un milieu assez intellectuel. Son adolescence et sa jeunesse (1880-1890) passées au lycée puis à l’Université de Kazan, ont été impresionnées par l’époque ultra réactionnaire et déprimante d’Alexandre III et de Pobiédonostzew, par l’activité terroriste de son frère aîné, qui trouva la mort dans une tentative d’assassinat contre Alexandre III, et par toute une série d’idées, de systèmes, de doctrines, de conceptions, de tendances, qui grouillaient alors dans les milieux intellectuels de la Russie. De 1890 à 1900 Lénine passe tantôt à Pétersbourg où il prend contact avec les théories de Karl Marx, et aussi avec les ouvriers d’usines et les catégories les plus différentes de la population de la capitale, — tantôt à la campagne où il acquiert une vaste et profonde connaissance de la question agraire, de la situation de toutes les couches supérieures ou inférieures existantes, clandestines et révolutionnaires, — tantôt en Sibérie à Minoussinsk, où il a pris son pseudonyme de Lénine. Mécontent de tout et désillusionné du travail révolutionnaire de l’époque, il émigra. Débordant d’activité et d’énergie, révolutionnaire farouche, il conçut un plan grandiose de reconstitution d’abord, de la lutte révolutionnaire, elle-même. Il se révéla bientôt et partout agitateur politique clairvoyant, pratique et habile bien que clandestin ; démagogue volontaire et puissant ; entraîneur d’hommes supérieur ; chef incontestable et despotique, organisateur de premier ordre. Nous l’avons déjà dit plus haut : réunion de grandes capacités très rare en Russie.
Pour bien faire comprendre le rôle prépondérant de Lénine pendant les premières années de sa vie d’émigrant, nous sommes obligés de donner une esquisse à grands traits de la situation sociale et politique de la Russie au début du XXè siècle, de l’état moral des différentes couches et catégories de la population et des tendances idéologiques et politiques qui y dominaient. Nous ne prétendons aucunement donner ici une esquisse approfondie ; elle demanderait toute une étude spéciale que nous présenterons au public français plus tard. Actuellement notre esquisse ne sera que descriptive et servira seulement de fond au portrait que nous traçons de Lénine. /37/
L’abolition du servage en 1861 n’a aucunement amélioré la situation matérielle de la grande majorité du peuple. La terre appartenant aux moujiks se fractionnait de plus en raison de la croissance formidable de la population russe. Le fameux mir[2], qui devait sauver le monde entier aussi bien d’après la doctrine slavophile que d’après celle des populistes-révolutionnaires, gênait et entravait de plus en plus le développement moderne de l’agriculture. Le mir enchaînait le paysan, la terre le liait à elle sans qu’il pût s’en aller ou prendre possession définitive de son morceau. En plus, la distribution des terres en 1861 entre les paysans d’une part, et les gros proprétaires fonciers, d’autre part, fut faite de telle façon que les paysans ne reçurent que les mauvais lots et que les terres du gros propriétaire s’enfonçaient en tout lieu dans celles des paysans. Ces "Sigments" étaient très gênants pour ces derniers en les éloignant souvent à une énorme distance des parcelles qu’ils avaient à cultiver. Nous soulignons l’existence de ces sigments qui devaient jouer plus tard un grand rôle dans le premier programme agraire de Lénine.
Le paysan russe végétait dans la plus grande misère toujours espérant un miracle, toujours désillusionné, toujours mécontent et irrité. — Profondément religieux et mystique, il n’attendait plus rien de Dieu — Dieu est trop haut, — profondément attaché à son Tsar et obéissant, il n’attendait plus rien du Tsar — "le Tsar est trop loin". Les grosses propriétés qui étaient l’objet séculaire de ses désirs, et les sigments au premier chef, l’exaspéraient. L’irritation et la révolte promettaient et grondaient toujours dans l’âme de "l’ours russe" — Pougatchev et Stienka Razine[3] étaient toujours les héros les plus aimés, les plus célébrés, les plus adulés du moujik. La destruction, l’incendie, la violence, le stupide assassinat étaient toujours la base et les moyens de toutes les émeutes du paysan russe dont les veines contiennent une bonne partie de sang tartare, de sang mongol. Son espoir éternel, son rêve, son unique désir était que le jour viendra où toutes les terres appartiendront exclusivement aux paysans puisqu’elles sont à Dieu. "Avec l’aide de Dieu anéantissons les seigneurs", — "brûlons leurs châteaux", — "détruisons tout, tuons tous ceux qui ne sont pas avec nous" — Tels étaient les cris séculaires des paysans /38/ russes en émeute, "Détruisons tout ! tuons tout — après il n’y aura que la terre et nous, les moujiks".
Tel était l’état d’âme de cette formidable masse du peuple. Telle était la psychologie russe avec l’empreinte puissante de Gengis-Khan qui domina la Russie pendant 250 ans. "Grattez le Russe — disaient les Russes eux-mêmes, — vous trouverez toujours le tatar".
Cet instinct destructif et mystique du paysan russe qui couvrait les plus monstrueuses révolutions, était commun non seulement aux ouvriers et à la populace des villes, mais aussi à toutes les classes de la population russe. Les ouvriers et la populace se recrutaient continuellement parmi les paysans qui quittaient le village dans l’espoir de trouver dans les villes quelque chose de mieux et qui introduisaient dans les cités, avec l’aide de la vodka, l’âme large du moujik. Nous retrouvons le même instinct chez les "Kouptzi" (marchands, commerçants) — voyez le théâtre d’Ostrovsky, et les ouvriers de Chicherine — chez les industriels, chez les officiers, chez les fonctionnaires, — lisez Kouprine, L. Tolstoï, Dostoiewsky, Pissemsky, etc. — Regardez les débauches nocturnes de la jeunesse dorée et les tournées "des Grands Ducs". Le proverbial "Samodourstvo" russe — une qualité et un terme qui n’ont d’équivalent chez aucun peuple ni dans aucune langue de l’Europe, qui signifie réaliser obstinément la plus soudaine et la plus stupide fantaisie, — caractérise toutes les classes de la société et de la population russes. Le Samodourstvo destructif caractérisait aussi tous les gouvernements de l’ancien régime en s’entremettant dans une arabesque purement slavo-tatare avec le principe de Samodergavié (autocratie). Les myopes et les aveugles de l’ancien régime ont même inventé les pogroms pour pouvoir donner à la populace russe un moyen d’assouvir et d’appliquer ses instincts destructifs. Et à ces pogroms les Russes d’Odessa ou de Kichineff se prêtaient aussi bien que les Tatars de Bakou.
Ce qui est encore plus curieux lorsqu’on fait subir à cette « âme large » une analyse psychologique, c’est que l’instinct destructif s’ornait toujours et partout d’un profond sentiment de sacrifice, de devoir moral et de fatalité mystérieuse. Les milliers de soldats qui se sont révoltés en décembre 1825 contre l’avènement de Nicolas I, criaient bizarrement: "Vivent Constantin et la Constitution" croyant que cette dernière était l’épouse du Grand Duc Constantin et ils sont allés obstinément à la fusillade, à l’échafaud ou en Sibérie, en se sacrifiant pour cette naïve croyance. C’est comme ça aussi que Bakounine prêchait la destruction universelle et que les meilleurs éléments de la jeunesse russe, les mieux élevés et les plus doux, lançaient des bombes au nom des doctrines les plus utopiques, avec la foi intime d’apporter à l’Europe la nouvelle rédemption, que le génial Gogol jeta au feu sa meilleure œuvre, que le génial Tolstoï /39/ confondit l’anarchie avec les idées de Jésus-Christ, que Maxime Gorky peignit les vagabonds comme les porteurs d’idées sublimes, que Pobiédonotsev étouffa toute tendance moderne au nom d’une idée médiévale d’autocratie.
"Détruisons avec l’aide du Dieu russe et en nous sacrifiant" ici est le trait caractéristique de l’âme large russe sans distinction de classe. — Ce trait commun unissait d’une façon bizarre les éléments les plus opposés de la société et de la populace russes. Si le lecteur français veut bien avoir la patience de lire les Possédés de Dostoeiwsky il verra, dans les salons d’un Gouverneur (Préfet) omnipotent, réunis les éléments les plus hétérogènes en commençant par les plus hauts représentants de l’aristocratie et du fonctionnarisme jusqu’aux criminels de droit commun.
Nous recommandons à l’attention des lecteurs français qui désirent s’orienter dans la psychologie sociale des derniers événements russes cette géniale chronique de Dostoiewsky. Le jeune Verkhovensky est le prototype de Lénine.
C’était toujours et partout cette base éthique de sacrifice et de réduction sur laquelle le Russe, sans distinction d’état civil, s’adonnait aux accès de réalisations les plus fantaisistes et utopistes, les plus biscornues et destructrices, les plus désorganisatrices et criminelles.
Telle était l’âme large de l’ours russe.
Tout tremblait devant cette âme où couvait une force formidable et mystique de destruction. Depuis 1861 un sourd mécontentement et une obscure révolte fermentaient et grondaient dans la situation même et dans l’esprit douloureusement compliqués du peuple russe. Le Gouvernement tzariste le craignait et cherchait aveuglément et obstinément jusqu’en 1917 à l’étouffer par des mesures aussi réactionnaires et brutales que surannées. L’aristocratie, les fonctionnaires, la bourgeoisie, les représentants des professions libérales, la police, tout le monde tremblait devant cet ours russe qui n’était autre chose qu’un peuple qui ne demandait pas mieux que de travailler à condition qu’on lui abandonne la terre. Ajoutez que ce peuple était inculte, imbu des préjugés et des traditions les plus bizarres et les plus arriérées, qu’il ne comprenait rien sauf que la terre devait lui appartenir, et qu’un abîme sans fond le séparait aussi bien du Gouvernement que de l’aristocratie, de la bourgeoisie et de tous les intellectuels de la Russie. Ajoutez que le mécontentement et l’irritation étaient partout. L’innombrable masse des petits et moyens fonctionnaires, mal payés et d’une existence non assurée, était mécontente. Les agents de la police aussi mal payés avaient la même situation. L’aristocratie réactionnaire n’était pas satisfaite du progrès naturel et spontané du pays ; l’aristocratie libérale et impuissante frondait /40/ aussi. La bourgeoisie qui se développait de plus en plus était mécontente, n’ayant pas le droit de s’organiser, de défendre ses intérêts et de se former en classe dominante comme dans tous les pays contemporains. Les professeurs, les instituteurs, les ingénieurs, les avocats, les médecins, les journalistes, etc., étaient aussi mécontents : l’atmosphère et l’organisation politiques générales étant trop surannées et suffocantes — même le clergé, le petit et le moyen, végétait péniblement dans son extrême misère. L’ouvrier industriel, qui se multipliait de plus en plus, était naturellement en tête de ce mécontentement général et sourd. — Et au-dessus de toute cette énergie latente négative et bouillonnante dominait le pouvoir autocratique immense, profondément fragile et... aveugle...
L’ouvrier qui ne demandait qu’à être mieux payé, le paysan qui ne demandait qu’à avoir un peu de bonne terre, le professeur de médecine qui ne souhaitait que la liberté d’enseignement, le riche propriétaire qui ne demandait qu’à rire de la philanthropie et le terroriste avec sa bombe étaient tous traités de la même façon : l’asphyxiant obscurantisme de Pobiédonostev a fait perdre à la Russie ses plus célèbres professeurs comme Metchnikoff, comme Torgan-Baranovsky, comme Milioukov, etc. La Cour et la petite caste de dirigeants et d’assurés s’identifiaient avec l’Etat et avec le Pays refusant au Pays les libertés sociales et les droits les plus rudimentaires et les plus raisonnables, se drapant dans les théories surannées et visiblement fausses des Slavophiles, renonçant obstinément au moindre compromis politique et ne pensant plus à son propore lendemain.
Au début du XXè siècle deux pôles opposés s’étaient déjà affirmés en Russie : le pôle du Gouvernement, où s’accumulaient de plus en plus les répressions, la réaction, l’obscurantisme, l’aveuglement, l’entêtement, la surdité, le dédain et la peur — et le pôle de l’immense pays, où s’accumulaient le mécontement, la haine, la révolte, le mépris pour sa misérable existence, le sacrifice mystique.
Ces deux pôles étaient également négatifs. Le pouvoir suprême et le Gouvernement n’admettaient pas la moindre innovation, le moindre compromis, le moindre soulagement, le moindre projet positif des réformes politiques ou sociales ; pas d’exemple de cette Europe révolutionnaire, bourgeoise, mercantile et méprisable ; tout était dans le légendaire, le glorieux et le douloureux passé de la Russie ; le sombre, le mystique et l’insouciant nitchévo dominait tout, l’esprit et tous les actes du pouvoir suprême. Et c’était bien russe, c’était bien cette fameuse "âme large" et cet "esprit volontaire russe" où prenaient racine cette mentalité irréductible, intraitable et aveugle de l’autocratie russe, le tsarisme était indubitablement un produit et un phénomène profondément russe, historiquement, socialement et psychologiquement. /41/
L’autre pôle, le pôle opposé, l’immense Pays avec ses forces natives incommensurablement et son énergie indomptable qui s’étouffait sous les formes surannées politiques, sociales et économiques ne trouvait plus d’issue, de champ d’application utile et raisonnable, — l’autre pôle n’avait rien de positif, non plus. La misère d’aujourd’hui entraînant celle de demain, le mécontentement, l’irritation, la haine, l’instinct destructifs, le manque de respect à l’égard du passé et du présent, l’absence d’attachement à la propriété et au vrai sentiment national et patriotique, l’absence aussi de la civilisation la plus rudimentaire, la vodka, le messianisme, le mysticisme, le mépris de l’étranger et le tout puissant "nitchévo".
Entre ces deux pôles aucun lien, aucune organisation. L’étranger serait stupéfié de constater qu’au début du XXième siècle la Russie manquait totalement de la moindre formation politique légale, que l’aristocratie même n’avait pas pour base que son septième livre de noblesse.
Et en dehors de ces deux pôles existait l’immense intelligentsia russe qui se recrutait dans toutes les classes du peuple. Agglomération formidable des éléments qui ont été élevés et formés par les études, par les livres, par les musées, par les voyages ; loin de la vie réelle, ils n’avaient aucun contact avec le peuple ; pourchassés par le gouvernement, rejetés loin du peuple, ils passaient toute leur vie avec les livres, avec leurs idées et leurs programmes théoriques et livresques, avec leurs moyens d’action hystériques et extrémistes. C’était cette intelligentsia, déracinée, doctrinaire et dogmatique, composée de représentants de toutes les classes, couches et races qui forment la population de la Russie, qui était le ferment révolutionnaire traditionnel suspendu dans le vide entre le pouvoir et le peuple. Elle attendait son heure pour apporter à ce peuple en révolte ses mille idées et ses programmes. Le peuple attendait son heure pour briser tout. Et le Gouvernement dédaigneux et insouciant attendait aussi son heure ... Cette heure viendra deux fois : en 1905 et en 1917. L’avertissement de 1905 sera terrible. Mais le fatal "nitchévo" reprendra le dessus pour quelque dix années encore. /42/
IV
En 1906 apparaît sur la scène politique russe un homme d’Etat clairvoyant et intelligent. C’était Stolypine. Connaissant à fond la question agraire de Russie et son importance dans toute la vie politique et sociale du peuple, du pays et de l’Etat il réussit à réaliser son projet de réforme agraire. Ce projet aurait dû avoir une portée immense. Il devait avoir pour résultat la libération du moujik de son mir, la création de la petite propriété paysanne et de la classe moyenne de bourgeoisie foncière contre laquelle se seraient brisés les efforts et les vagues de la Révolution future... Il fallait munir le moujik aussi de moyens agricoles et des ressources financières, de crédit. Les gros propriétaires et les fonctionnaires voyaient dans les efforts de Stolypine une atteinte dangereuse à leurs prérogatives de toute sorte ; d’autre part les révolutionnaires, qui considéraient le moujik comme leur propriété et l’instrument indispensable de la Révolution, y voyaient un réel danger pour tous leurs projets. Stolypine dont l’idée concrète, juste et grande fut à peine réalisée, fut honteusement supprimé, grâce à l’effort commun de ces deux groupes opposés.
Le paysan à peine débarrassé de son vieux mir se trouva sans ressources, abandonné par tout le monde et obligé de liquider les terres pour aller chercher du travail ailleurs.
La seule tentative vraiment grande et intelligente de refaire toute la situation économique de la Russie et de la sauver du cataclysme inéluctable qui fut faite au sein de l’ancien régime a subi un échec misérable. Après l’assassinat de Stolypine les deux pôles opposés continuèrent sourdement à accumuler leurs forces également négatives, démoralisatrices, désorganisatrices et destructives.
La débauche effrénée et la cruauté sadique des instincts barbares et destructifs, l’explosion brutale et bestiale d’une volonté insdisciplinée et indomptable jointes à une profonde foi dans sa destinée, à une vision mystique du doigt de la Providence, à un irrésistible sentiment de sacrifice, à une indéracinable conviction que le royaume de Dieu élirait la terre russe, à une rêverie messianique que la Sainte Russie sauverait le monde plongé dans les péchés — tels étaient les traits caractéristiques de l’âme et de l’esprit russe. En même temps mépris et haine à l’égard /43/ de tout ce qui venait de l’étranger. L’étranger, l’Occident, personnifiait pour la masse russe le péché.
Il faut remonter assez loin dans les antiquités historiques de la race slave, vers les fondements de la vieille Russie, vers le croisement du paganisme slave avec le christianisme byzantin, vers la pénible existence de la Russie sous le joug tartare qui a dénaturé le caractère slave, vers les règnes d’Ivan le Terrible et de Godounov, vers l’époque d’Interrègne, vers le choc psycho-politico-social donné à la Russie par Pierre le Grand et enfin vers l’histoire de l’expansion, unique au monde depuis Rome, de la Russie en surface géographique sans discontinuité ; il faut remonter assez loin, dis-je, pour trouver la genèse et l’explication de cet état d’âme russe traditionnel qui a été à la base de la doctrine d’une part pour les Slavophiles et les Panslavistes dans un système politico-social réactionnaire et pour les Narodniki (les Populistes) d’autre part dans un système révolutionnaire.
C’est une ineptie inouïe, autant que stupide de croire que le bolchévisme ou le léninisme a été inventé et introduit en Russie par les Boches ou par les Juifs. C’est une ineptie ethnographique et sociologique qui ne sert qu’à embrouiller la situation politique et à obscurcir les valeurs réelles. Le bolchévisme réalisateur dont le traits caractéristiques sont connus actuellement de tout le monde tient, malgré sa doctrine et sa phraséologie marxistes, de deux pieds et solidement, d’une part dans cette "âme large" et dans cet "esprit volontaire" russes dont nous venons de donner une esquisse et d’autre part dans l’épouvantable situation économique du pays en 1917.
La dernière, la plus extrême expression de la pensée neurasthénique et théorique de l’intelligentsia russe, la plus démagogique: la plus criarde, la plus intransigeante, — le bolchévisme, viendra remplacer le tsarisme après une chute vertigineuse de toutes les classes et de tous les partis intermédiaires: en six mois apparaîtront et disparaîtront les monarchistes, les libéraux, les progressistes, les socialistes-révolutionnaires, les menchéviki. Aucune classe bourgeoise n’aura la force sociale et politique de fixer le pouvoir. Aucun autre parti bourgeois ou socialiste n’aura la force morale de fixer la sympathie de la populace des villes, du soldat-déserteur, du moujik affamé et de l’intelligentsia déclassée et déracinée qui porteront le bolchévisme et son illustre chef actuellement aux cimes du pouvoir dictatorial de la Russie. Deux expressions différentes de la même âme et du même esprit russes le rencontreront dans ce monstrueux mariage du bolchévisme avec la Russie: l’idée extrême, négative, destructive du bolchévisme et l’instinct barbare, négatif surexcité et destructif du peuple. Les deux expressions de la même âme russe se complèteront pour un moment à merveille. Dans leur précipitation /44/ l’une vers l’autre spontanée et élémentaire, elles emporteront avec elles, comme deux immenses boules de neige, tout leur entourage, écrasant les uns, anihilant les autres. Nous verrons réunir brusquement des Russes, des Polonais, des Arméniens, des Juifs, toutes les races du Caucase, des Kalmouks, des Tartares, des Chinois, etc., etc. Certains éléments intellectuels israélites seront entraînés par le bolchévisme comme les autres, même Trotsky qui fut pendant 15 ans l’adversaire politique de Lénine deviendra bolchévik d’un jour à l’autre ; mais le bolchévisme tel qu’il est n’a rien à faire avec cette intervention stupide des antisémites ignorants et aveugles. L’autre invention, celle de l’origine boche du bolchévisme est aussi une fantaisie d’un esprit oisif et ignorant.
Robespierre est l’idole de tous les bolchéviki — le bolchévisme est par conséquent "d’origine française" — raisonnement qui serait aussi logique et péremptoire que celui sur les Juifs ou sur les Boches. Une fois pour toutes ces fantaisies "sociologiques" doivent être rejetées car elles ne contribuent qu’à la propagation des idées fausses sur tout un peuple de 150 millions d’âmes qui se débat désespérément depuis 7 ans dans les conséquences de sa propre mentalité. Nous autres, si nous voulons être utiles à ce grand peuple russe, lui venir en aide, le secourir, le soutenir, nous devons l’étudier consciencieusement, ne pas le calomnier au moment de ses grandes souffrances historiques, — nous devons surtout le comprendre. Comprendre quelqu’un, surtout dans la misère, c’est apprendre à l’aimer, lui prouver son amitié et conquérir la sienne ; cela s’applique aussi bien aux peuples qu’aux individus. Le valeureux et courageux peuple russe mérite d’être aimé franchement de tous les Français. Le bolchévisme, comme la tuberculose et le cancer, n’est pas le faute du peuple russe, mais son malheur. Il faut bien comprendre tout ceci parce que les fausses explications du malheur sont souvent aussi néfastes que le malheur lui-même. Tous les traitements antirabiques d’avant Pasteur étaient aussi néfastes que la rage elle-même.
Le bolchévisme est un produit essentiellement russe. Le bolchévisme est la chair de cette âme et de cet esprit russes qui, échappés pour de multiples raisons à l’autorité autocratique du Tsar — qui était lui aussi leur chair — se jetèrent dans les bras de Lénine avec l’espoir d’y trouver le salut. Tout de Lénine est russe, même son interprétation de la doctrine de Karl Marx ; toutes les formules, les mots d’ordre, les méthodes, tout est éminemment russe ou, pour être plus exact, russo-tartar. Etudiez la figure de Boris Godounow ou la jacquerie du féroce Pougatchew ou celle du voulontaire Stienka Razine ; étudiez les anciennes émeutes locales des paysans russes, étudiez les pogroms : partout vos retrouverez les traits essentiels du bolchévisme, sa cruauté, son messianisme, sa force désorganisatrice, ses méthodes destructives à l’égard de tout ce qui a été fait avant lui et la lutte contre l’Europe. /45/
Le bolchévisme est comme le Tzarisme, un phénomène russe. Le bolchévisme, un phénomène jeune et nouveau, ayant eu besoin d’attirer à lui les masses russes, a aussi repris toutes les méthodes et toute la politique de l’ancien tzarisme en les accentuant et en les exaltant au dernier degré. Il est plus antidémocratique, autocratique et despotique que le tzarisme. Il est aussi infiniment plus cruel. Il est destructif sans bornes. Les répressions et les persécutions sanglantes, la suppression des libertés (parole, presse, réunions, organisations), l’utilisation des races mongoles, l’expansion géographique ont trouvé une forme et un degré d’intensité auquel l’ancien tzarisme n’avait jamais songé. Et l’immense peuple russe toujours misérable, pauvre et douloureux, vidé de son ardent désir de destruction, qu’il avait accumulé au cours des années, bercé de nouveau par ce vieux conte du miracle qu’il accomplit dans ce monde de pécheurs — conte où Karl Marx remplace Dieu, Lénine, le Tzar et le Socialisme, le Panslavisme — ce peuple russe a repris son ancien collier.
La jeunesse intellectuelle, cette avant-garde de tout mouvement révolutionnaire russe, était au début du XXè siècle imbue, dans la course fébrile vers l’instruction et l’érudition, des doctrines, des idées, des systèmes et des tendances les plus variés, les plus hétéroclytes, les plus opposés. Les Slavophiles avec leurs idées rigides et leur foi inébranlable dans l’étoile de tout ce qui était Slave, les anciens Occidentaux avec leurs tendances seigneuriales vers les pays modernes de l’Europe et leur dédain pour tout ce qui était russe ; les partisans réactionnaires d’Hegel s’efforçant de s’établir sur son fameux postulat que tout réel est rationnel et justifié , les partisans révolutionnaires qui proclamaient l’avènement inévitable de la fameuse "antithèse" c’est-à-dire de la révolution; les marxistes légaux ou économistes qui reniaient la politique et les marxistes illégaux qui promettaient d’abord la Révolution bourgeoise et ensuite la Révolution sociale; les idéalistes remplis d’idées de Kant, de Schelling et de Fichte ; les matérialistes avec les idées des encyclopédistes français, de Holbach, de Darwin, de Moleshott, de Karl Vogt et de Büchner ; les utilitaristes qui préféraient une bonne paire de bottes à toute la poésie de Pouchkine ; les positivistes avec Auguste Comte comme législateur ; les volontaristes et esthéticiens avec leur dieu de Schopenhauer; les évolutionnistes avec leur idole de Spencer ; Windelband, Wundt, Herbart, Simmel, Sombart, Avenarius et Mach, et le surhumain Nietzsche, Proudhon et Max Stirner, Bergson et William James — toutes ces idées et tous ces gens se côtoyaient à tort et à travers dans les cerveaux de l’intelligentsia russe comme un caléidoscope.
Même caravansérail dans les idées politiques. Les idées de Bakounin, de Herzen, de Lavrov, de Mikhailovsky et de leurs jeunes émules Tchernow et Avksentief — le populisme avec sa glorification du mir et le terrorisme individuel; le marxisme économique et le marxisme révolutionnaire; l’anarchisme pacifique et l’anarchisme actif ; le libéralisme comptant sur la /46/ force persuasive et sur les discours pendant les grands banquets et les philanthropes du Zemstvos ; des dizaines de programmes et de plans-sauveurs où toutes ces idées et doctrines s’entremêlaient dans une arabesque bizarre et saugrenue selon le tempérament, le degré d’érudition et d’intelligence et les relations personnelles de leurs auteurs. /47/
V
L’expérience politique réelle manquait à tout le monde : au peuple aussi bien qu’aux intellectuels de toutes les catégories. En outre tous ces innombrables plans sauveurs étaient purement livresques, n’existaient que dans le cerveau enfiévré de leurs auteurs. Le plus grand parmi eux — celui des populistes qui était basé sur le miraculeux mir — a subi en pratique un fiasco sensationnel. Il leur fallut des milliers de victimes pour s’apercevoir que le moujik détestait son mir autant que son voisin, le gros propriétaire. Plus les plans de sauvetage social étaient théoriques et livresques, plus leurs auteurs étaient intransigeants et intraitables. Pas de compromis ! Ne pas céder la moindre phrase, le moindre mot, pas même une virgule ! Le compromis, c’est de l’opportunisme, un péché primordial pour un Russe oint du doigt de la Providence et voué à tous les sacrifices terrestres.
Le compromis, c’est une propriété et une qualité de la bourgeoisie, des bourgeonï. De là une lutte continuelle et incessante entre tous ces inventeurs des plans-sauveurs et surtout entre leurs innombrables partisans, les demi-intellectuels, et cela en dépit de leur désir perpétuel aussi, de s’entendre. De là aussi une haine contre tous ceux qui ne voulaient rien savoir de cette « politique » clandestine, souterraine et livresque, contre tous ceux qui menaient ou voulaient mener une vie paisible et s’occuper de leurs affaires, de leur métier, de la science, des arts ou même simplement de leur famille. Les parents étaient le premier obstacle "réactionnaire" contre lequel se heurtait la mentalité, surexcitée par la lecture des écrits défendus, des jeunes lycéens. Les "Pères" étaient des "bourgeois". Tout homme paisible — "bourgeonij"; Manque de sacrifice — "bourgeonij"; désaccord ave mon plan — "bourgeonij"; les professeurs des lycées et des universités — "bourgeonij". Le mot même est devenu l’injure et l’insulte les plus terribles et un terme sacramentel. Ajoutez l’indécision, l’indétermination, la mollesse, le manque de vue concrète, la peur des actes et des responsabilités qui caractérisaient l’intelligentsia russe depuis toujours et vous aurez devant vous toute cette masse de réformateurs intellectuels discutant, se disputant, polémiquant, s’unissant toujours et se séparant.
Le mécontentement général, la haine du Gouvernement et de toutes les institutions politiques russes, les tendances révolutionnaires, le chaos dans les idées, l’espérance et la certitude de l’avènement de la Révolution, l’impuissance réelle de s’organiser et de se grouper, l’éparpillement en de minuscules formations avec toute leur intransigeance et leurs interminables discussions se manifestaient encore plus et avec une évidence infiniment plus grande dans les nombreuses agglomérations de la jeunesse intellectuelle russe qui existaient déjà dans tous les /48/ grands centres universitaires de l’Europe Occidentale. Détaché ou arraché du pays, rejeté loin de la vie réelle, mal renseigné sur les besoins du peuple, ne vivant que dans un monde de chimères et d’abstractions au milieu des peuples étrangers, — un certain nombre de vrais intellectuels russes s’adonnaient à des spéculations philosophiques, sociologiques et politiques inapplicables à la vie réelle, purement cérébrales et imbues, comme toutes les spéculations de cette espèce, d’un esprit dogmatique, doctrinaire, intransigeant et extrémiste. Ni entente, ni compromis ! Deux amis qui haïssaient le tsarisme et qui n’étaient pas d’accord sur une idée quelconque de Kant, de Hegel ou de Bergson, devenaient en 24 heures des ennemis irréconciliables. Autour de ces grands intellectuels russes grouillaient des centaines et des milliers de demi-intellectuels, des gens d’intelligence moyenne qui s’enthousiasmaient, s’émerveillaient, applaudissaient, désapprouvaient, discutaient et se disputaient. Et c’était une foule innombrable de grands et de petits "cérébraux" ou d’écervelés, qui haïssaient l’Etat russe autant qu’ils méprisaient l’Europe "bourgeoise", — qui ont envahi en 1917, immédiatement après l’abdication du tzar, Pétrograde, Moscou et toute la Russie. Chacun avait l’idée fixe qu’il possédait lui seul, la clé du sauvetage universel.
Telle était la situation dans cette masse de bienfaiteurs du peuple, spirituels et politico-sociaux au début du XXè siècle, telle elle était en 1917 lorsque Lénine apparut sur la scène politique avec la visière rejetée, telle elle est encore actuellement. Un Prince Lvov, un Goutchkow, un Milioukow, un Tchernow, un Martow, un Kerensky laisseront périr le pays, mais ils ne cèderont pas une virgule de leurs programmes ; leurs plans resteront intacts et indemnes sans parler de ce fait indiscutable que l’extermination en 1917 d’un seul Lénine ou de Lénine et de Trotsky était inadmissible pour tous ces braves moralistes et sauveurs du peuple russe. — Que le peuple crève dans la misère et dans les maladies, que le monde périsse, que la société, la famille, la science, l’industrie et toutes les institutions disparaissent, — mais que nos innombrables programmes et nos plans élaborés à la sueur de notre front, à la table de nos bureaux persistent chastes et purs et que notre sensiblerie morale et hautement démocratique ne soit pas entâchée du sang de ces deux plus monstrueux criminels de l’univers.
La situation actuelle est pareille à Paris, à Londres, à Berlin, à New-York il y a — avec l’aide de Lénine — tant de partis russes, tant de programmes, tant de tendances, tant de nuances, de ces nuances qui se discutent, se disputent, s’unissent et se scindent, que Lénine s’il n’était pas emporté par la mort naturelle pourrait encore longtemps dormir sur ses deux oreilles. /49/
***
Cet état chaotique était propre aussi aux classes dirigeantes de Russie. Les monarchistes russes sont de la même pâte russe. A la Cour Impériale nous avions plusieurs camarillas et chaque Grand Duc respectable avait son parti, à lui. Chaque Impératrice avait aussi le sien. Les réactionnaires sont simplement les réactionnaires slavophiles, les réactionnaires bocophiles, les réactionnaires spirites, les réactionnaires éclairés, ceux de la brutalité et du sabre, ceux du Staretz Raspoutine, etc., etc. Les intelligences comme Stolypine, Witte, Kokovtsov, Sazonov et quelques autres, succombaient ou s’éloignaient écœurées et impuissantes. La rigidité dans les idées, l’infaillibilité de la doctrine, les intrigues à la place des discussions, le mépris pour la souplesse et l’opportunisme politique, le dédain pour le compromis, le mépris pour les vrais et réels besoins du peuple et pour ses aspirations, le manque total d’organisation ayant ses racines dans la masse, le mépris aussi pour le million de ses propres petits serviteurs, "vssio ili nitchévo", c’est-à-dire tout ou rien — tels étaient les traits caractéristiques des monarchistes russes. Tous ces différents partis de la réaction, de l’ancien régime vivaient et agissaient comme le plus simple moujik ou n’importe quel demi-intellectuel russes. "Avec l’aide de Dieu on en sortira!" Absolument la même foi mystique dans l’omnipotent "nitchevo". L’abdication du Tsar Nicolas II les a assommés tous instantanément. La monarchie et les innombrables monarchistes disparurent comme par enchantement.
Aux monarchistes russes manquait dès le début du siècle un Boris Godounov ou un Pierre le Grand. Ni l’un ni l’autre n’est venu.
A la masse d’intellectuels ou plutôt de demi-intellectuels russes à la même époque manquait un homme avec un plan schématique, avec des formules simplistes et pratiques et des exigences extrêmes et faciles à réaliser dans ce pays merveilleux qu’est la Russie.
A la masse du peuple russe affamée, exaspérée, en pleine émeute manquait un Pougatchov ou un Genghis-Khan.
Cet homme simpliste, pratique et extrémiste, ce Genghis-Khan impitoyable comme une avalanche, cruel comme une hache, destructeur comme un tremblement de terre, malin et rusé comme Lucifer, despotique comme le Fatum, — cet homme est venu au moment le plus critique de toute l’histoire de la Russie.
Les vieilles légendes russes racontent qu’à l’approche d’un ennemi redoutable le chef de la cité la quittait, allait loin dans les champs, au carrefour de routes perdues, poussait un sifflement et un cri formidables: "Y a-t-il dans les immenses steppes ou dans les forêts /50/ impénétrables un Bogatyr (chevalier légendaire russe) pour nous défendre?" Et l’on entendait à la distance de centaines de verstes le pas sonore de ce Bogatyr.
En 1917 le peuple russe siffla, le Bogatyr accourut. Mais au lieu du svelte, du beau, du généreux, du noble Ilia Mourometz, est venu l’imbattable et le sombre Sviatogor, né dans les montages, tellement fort que la terre tremblait et s’enfonçait sous ses pas, tellement puissant qu’il écrasait sa monture et démolissait dans ses moindres gestes quiconque vivait. Après avoir accompli maintes odieuses tâches, assommé par sa propre force, ce Sviatogor se coucha sur une montagne — la seule qui put le supporter — et y mourut en maudissant son sort et fui de tout le monde.
En 1917 le peuple russe siffla. Lénine accourut. Comme Sviatogor il était admiré par le peuple russe ; comme Sviatogor sur sa montagne il s’installa au Kremlin et y mourut dévoré par ses remords et maudit par des millions de Russes.
La chair de sa chair, le sang de son sang, Lénine était l’unique expression et l’unique personnification des aspirations destructives du peuple russe. /51/
Ïðèìå÷àíèÿ